L’UX du luxe

L’UX du luxe

L’UX du luxe 2560 1252 Wedo studios

2020. Dans le monde entier, de multiples gouvernements ferment les frontières, instaurent des confinements et imposent la suspension des activités de vente dites “non essentielles”.

Le luxe est par définition coûteux, rare, somptueux… Et non essentiel.

Si le secteur subit d’ordinaire peu les conséquences des crises économiques, la pandémie a changé la donne lorsque les flux de touristes sont stoppés net et les grands magasins forcés de fermer leurs portes.

Plusieurs groupes comme Kering (Gucci, Saint Laurent, Balenciaga) ou LVMH connaissent une chute de chiffre d’affaires ou un recul de leurs ventes au premier trimestre 2020.

Le numérique s’impose assez naturellement comme une alternative d’expérience client satisfaisante dans de nombreux secteurs. Le luxe se tourne donc également vers l’e-commerce (dès l’été 2020, celui-ci représentait 23% des ventes de produits de luxe, soit une augmentation de 50% par rapport à 2019).

Il s’agit cependant d’un réel challenge pour le secteur de luxe où la spécificité du parcours client est à la fois hautement expérientielle (travail sensoriel, matériaux exceptionnels, direction artistique pointue, savoir-faire uniques) et étroitement liée à son exclusivité, entre défilés de mode à huis clos, boutiques prestigieuses et services haut de gamme.

Le secteur doit donc à la fois restituer ses codes et son ADN, tout en se réinventant à travers une expérience numérique. C’est aussi l’occasion de se rapprocher d’une nouvelle génération, plus connectée mais surtout plus exigeante et plus critique.

Pour prendre le tournant du numérique, certaines marques de luxe se sont associées à des plateformes.

Par exemple, le géant chinois Alibaba s’est associé au groupe suisse Richemont (Cartier, Chloé, Piaget) et a lancé le Luxury Pavilion, une plateforme spécialisée dans le luxe à destination du marché chinois et qui propose pas moins de 220 marques comme Prada, Balmain, Montblanc, etc.

Face à cette montée en flèche du e-commerce, le défi majeur pour les marques de luxe est de recréer une expérience client en ligne aussi prestigieuse qu’en magasin.

Les sites de luxe sont de véritables fenêtres sur l’univers de leur marque : une rédaction travaillée, un annuaire des points de vente physiques, une carte des services disponibles, une identité visuelle, sonore, animée aux détails soignés, etc.

Chaque élément doit refléter l’esprit et l’héritage de la marque. En faisant le tour des UIs du luxe, nous avons listé quelques aspects essentiels de ces espaces numériques exclusifs.

Le lien avec le réel 

Les sites des marques de luxe ne sont pas uniquement destinés à faire du shopping. Certains comme Rolex ou Hennessy ne proposent même pas d’option de vente, un signe que si l’expérience du luxe peut être partiellement numérique, elle est forcément hybride et aussi liée à une expérience physique, matérielle, incarnée.

C’est aussi ce que montre, avec un parti-pris différent, la marque Dior quand elle s’associe à la startup Obsess pour créer une visite virtuelle de sa boutique des Champs-Elysées.

Visite virtuelle de la boutique Dior des Champs-Elysées
Visite virtuelle de la boutique Dior des Champs-Elysées

En un clic on peut obtenir des informations sur le produit sélectionné et être ensuite redirigé vers la boutique en ligne de Dior.

Le Gucci Garden, le musée de la maison italienne situé dans le Palazzo della Mercanzia à Florence, a également mis en place sa visite virtuelle.

Visite virtuelle du Gucci Garden
Visite virtuelle de la boutique du Gucci Garden
Visite virtuelle de la boutique du Gucci Garden

Il est aussi possible d’accéder à la boutique du musée et d’effectuer des achats en contactant la marque par mail.

Enfin, la technologie try-on (ou essayage virtuel) permet aux client·e·s d’essayer un produit (vêtements, accessoires, maquillage, etc) simplement avec la caméra de leurs devices.

La réalité augmentée permet ainsi de visualiser le produit à taille réelle, de le tester sous différents angles et de confirmer le choix de la couleur, de la coupe ou de la taille avant de passer à l’achat.

Ainsi Yves Saint-Laurent propose à ses client-e-s d’essayer ses produits de beauté (rouge à lèvres, mascaras, etc) directement sur le site. La marque de haute joaillerie Bulgari a lancé son application Bulgari Creations (uniquement accessible sur invitation) qui permet de découvrir et d’essayer les nouvelles collections.

Les marques de luxe font des partenariats avec d’autres acteurs pour promouvoir leurs nouvelles collections et créer un réel effet de mode.

C’est le cas de Gucci et de Dior qui se sont plusieurs fois associés à Snapchat pour permettre aux 306 millions d’utilisateurs de l’application d’essayer leurs nouvelles sneakers.

Filtre try-on Dior sur Snapchat
Filtre try-on Gucci sur Snapchat

Un bouton « acheter » permet aux snapchatters d’être redirigés vers le site des marques.

Un regard artistique

Le luxe est avant tout une industrie créative et s’inscrit dans une longue tradition artistique et culturelle.

Ses contenus numériques reflètent cet héritage à travers des copies et microscopies poétiques ou philosophiques, à l’instar du site Hermès ou celui de Cartier.

Page d'accueil Hermès
Page d'accueil Cartier

De plus, lorsque les marques se mettent en scène numériquement, elles restituent les codes du défilé de mode, notamment en vidéo, en les agrémentant d’éléments rendus possibles par ce format comme un fort aspect narratif (défilé automne-hiver 2022 Louis Vuitton) ou un point de vue “coulisse” sur les shootings (comme sur le site de Prada).

Page d'accueil Prada
Un héritage

Le luxe tire un certain prestige de son inscription dans l’histoire, synonyme de son intemporalité et d’une qualité suffisante pour traverser les époques.

Aussi les marques mettent en avant leur passé et les origines de leur savoir-faire, soit simplement en mentionnant leur date (de préférence lointaine) de fondation (“Hermès, artisan contemporain depuis 1837”), soit en les rendant visibles sur une chronologie, notamment au moyen du scrollytelling (comme Chloé et Jacquemus), une pratique UX actuellement très populaire dans les UIs.

Page histoire du site Chloé
Page histoire du site Chloé
Page créateur Jacquemus
Un parti-pris “less is more”

Comme dans les boutiques physiques très épurées, les sites de luxe mettent globalement l’accent sur le minimalisme : très peu de texte, de très grandes images de très haute qualité, une gestion aérée du blanc. Ce parti-pris se retrouve jusque dans la profondeur des sites (le nombre de clics nécessaires pour atteindre une page depuis la page d’accueil), qui est plutôt faible (exemples : JacquemusHermès).

Page d'accueil Jacquemus
Page produit Jacquemus
Le service personnalisé

En écho à la pratique IRL du sur-mesure, certaines marques utilisent les opportunités de personnalisation du numérique pour être au plus prêt des utilisateur·trice·s.

Ainsi, elles optent pour le développement de services comme des personal shoppers en ligne via WhatsApp ou WeChat (agnès b., les grands magasins Harrods). La marque italienne Gucci a même mis en place Gucci Liveun service de shopping en visioconférence permettant aux client-e-s d’échanger directement avec un-e conseiller-ère situé-e dans une réplique de magasin.

En plus de diversifier le parcours client et de faire face à la crise sanitaire, l’utilisation des nouvelles technologies témoignent de la volonté du luxe à toucher un public plus large et surtout plus jeune.

La génération Z (ou “genZ”), ce sont celles et ceux qui sont né·e·s entre la fin des années 90 et 2010. Cette génération a aujourd’hui entre 12 et 25 ans et a toujours connu les smartphones et internet.

Elle représente un tiers de la population mondiale et dépense chaque année pas moins de 3 000 milliards d’euros au niveau mondial.

La genZ ne regarde pas la télévision mais utilise les plateformes de streaming. Elle passe une grande partie de son temps sur son smartphone (où elle effectue la majorité de ses achats) et sur les réseaux sociaux.

Sa durée d’attention est de 8 secondes contre 12 pour les millenials. Elle est aussi adepte des ad-blockers (logiciels ou extensions qui permettent de bloquer les bandeaux et formats publicitaires des sites) et fait confiance aux influenceurs-euses pour la guider dans ses achats.

Pour atteindre cette nouvelle cible aux usages différents, les marques de luxe doivent trouver de nouveaux canaux et de nouveaux angles.

Les réseaux sociaux 

 

“Avec la réalité augmentée, les marques
de luxe ont trouvé un terrain de jeu quasi infini
qui leur permet d’exprimer leur créativité.”

Geoffrey Perez, Head of Luxury chez Snapchat

Avec 58% d’utilisateurs de moins de 24 ans, Snapchat représente une plateforme essentielle pour les marques désireuses d’atteindre un jeune public. D’ailleurs, la fonctionnalité try-on de l’application (inaugurée en 2020 par Gucci) continue de se développer et est déjà utilisée par des marques haut de gamme comme Prada et les montres Piaget.

TikTok n’est pas en reste : de plus en plus de marques y créent leurs comptes, partagent défilés ou coulisses de photoshoot et diffusent des publicités pour promouvoir leurs collections.

Publicité Saint-Laurent sur TikTok

Publicité de Saint-Laurent sur TikTok : le bouton “Learn more” redirige l’utilisateur vers les pages des produits présents dans la vidéo.

La plateforme a d’ailleurs lancé son #TikTokFashionMonth, en collaboration avec Balmain, Louis Vuitton ou encore Saint-Laurent, où les utilisateurs de l’application ont la possibilité de suivre en direct certains défilés de la Fashion week, échanger avec des invités prestigieux et essayer de nouveaux filtres.

Jeu vidéo et métaverse

Les marques de luxe investissent les espaces virtuels immersifs et interactifs grâce à des collaborations (Valentino et Marc Jacobs dans Animal CrossingGucci dans les Sims 4), voire créent leur propre jeu vidéo (B Bounce de Burberry).

Comme de nombreuses marques, elles investissent dans les fameux metaverses. C’est le cas de la marque Balenciaga qui a déjà collaboré plusieurs fois avec le studio américain Epic Games (Fortnite), d’abord dans la création du jeu Afterworld : The Age of Tomorrow pour présenter sa collection automne 2021, puis avec Balenciaga x Fortniteune collection virtuelle destinée aux avatars du metaverse.

NFT et Internet culture

Balmain a récemment collaboré avec Barbie dans la création d’une collection en édition limitée. Disponible sur le site de la marque, la collection a également été mise aux enchères sous forme de NFT ( jetons non-fongibles).

Ces objets numériques s’avèrent très rentables pour les marques de luxe, parfois même plus que leurs pièces physiques, même si elles peuvent engendrer des débats de propriété intellectuelle. Ainsi Hermès attaque un artiste américain qui vend des MetaBirkins.

Responsabilité sociales des marques

La genZ est aussi une génération plus informée et surtout plus engagée que ses aîné·e·s.

Elle est soucieuse de l’environnement, des conditions de travail et de production, de l’inclusion et de la diversité.

Aussi cette génération attend-elle des marques qu’elles soient elles-mêmes plus engagées, plus transparentes et plus éthiques. Et avec la viralité des réseaux sociaux, un faux pas d’une marque peut tout changer.

Certaines en ont déjà fait les frais comme les marques Versace, Givenchy et Coach qui ont dû s’excuser auprès de leur public chinois après avoir commercialisé des t-shirts qui reconnaissaient les territoires de Hong Kong et de Macao comme des pays.

Gucci s’est également retrouvé face à un scandale suite à la commercialisation d’un pull jugé raciste, qu’ils ont finalement retiré de la vente.

T-shirt controversé Versace

Le t-shirt controversé de Versace

Excuses de Gucci via leurs réseaux sociaux

Lex excuses de Gucci via ses réseaux sociaux

La maison italienne a cependant réussi à retourner la situation en accueillant sa première directrice monde de la diversité, de l’équité et de l’inclusivité, quelques mois après la controverse, afin de “concevoir, développer et mettre en œuvre une stratégie mondiale pour favoriser l’inclusion et l’équité dans l’entreprise, tout en augmentant la diversité des effectifs en lien avec les initiatives de Gucci”.

Pour la genZ, ces questions sont très importantes. Elle rejette le côté élitiste et exclusif du luxe, exige de voir des personnes qui lui ressemblent sur les podiums et dans les publicités des marques, et n’hésite pas à boycotter celles qui font de la résistance.

Ainsi, en 2018, suite à une interview dans laquelle le directeur marketing de la marque de lingerie Victoria’s Secret refusait l’inclusion de mannequins transgenres et plus-size, la marque a vu son chiffre d’affaires diminuer, a été contrainte de fermer 53 de ses boutiques et a même dû annuler son légendaire défilé annuel.

Engagement écologique

La nouvelle génération exige aussi davantage de responsabilité environnementale, elle veut plus de transparence, de qualité et de durabilité de la part des marques. La qualité intrinsèquement liée au luxe a donc un vrai pouvoir d’attractivité.

La genZ se tourne de plus en plus vers la seconde main de qualité, comme en témoigne le succès de la plateforme Vestiaire Collective, spécialisée dans les produits de luxe. La marque Ralph Lauren s’est, elle, associée à la plateforme d’occasion Depop dans une campagne de valorisation de ses pièces vintage.

De son côté, Gucci a lancé Gucci Equilibriumun site dédié à l’environnement et à la durabilité, et Off The Gridsa première collection durable conçue à partir de “matériaux recyclés, biologiques, issus de végétaux et de sources d’approvisionnement durables.”

Avec Petit h, Hermès aussi se dote d’une ligne de vêtements fabriqués à partir de matières recyclées provenant directement de leurs ateliers et l’enseigne de joaillerie Kimaï propose de redonner vie aux pièces non portées des boîtes à bijoux.

Ainsi, ce n’est plus l’exclusivité qui est de mise mais au contraire l’inclusion, la diversité, l’éthique. Pour continuer à être pertinentes et iconiques auprès de leur nouvelle(s) cible(s), les marques doivent mettre en avant leur valeur ajoutée historique de production qualitative tout en s’inscrivant dans les usages contemporains (importance du numérique et des nouvelles technologies) et en se positionnant comme des acteurs soucieux de leur impact socio-environnemental (manières de produire, de vendre et de communiquer).